— “C’est pas une tache, ça ??! Si c’est pas une tache, je m’appelle pas Hans Werner !!!”
L’homme hurle, fou de rage, rouge comme s’il allait… se transformer en bison !
— “Mon bon monsieur, ceci est une brûlure. Réfléchissez, on ne peut donc la laver…”
C’est Bao ! Ce cher Bao ! Ça fait si longtemps !
Kerry, qui suit attentivement l’échange verbal, les regarde, amusée, tout en tapotant amicalement la croupe de Hennie qui reste, obéissante, devant la blanchisserie. Elle reconnaît immédiatement le calme légendaire de son ami ; elle n’a jamais vu rien ni personne obliger Bao à monter le ton. Ce qui – par ailleurs – ne réussit pas toujours à calmer l’interlocuteur…
— “« Réfléchissez ?!!! » qu’est-ce que t’as dit, sale Jaune ?! face de pamplemousse !!! tu me prends donc pour un demeuré ?!!!”
— “Je ne sais pas encore… je n’ai l’honneur de vous connaître que depuis cinq minutes mais il se peut qu’effectivement je finisse par parvenir à cette conclusion malgré le peu d’informations dont je dispose pour l’instant.”
L’homme, monsieur Hans Werner donc, vire tellement au cramoisi, qu’il en arrive à ne plus pouvoir proférer un seul mot. Les veines de son cou sont tellement gonflées que ce serait plutôt en crapaud qu’il pourrait se métamorphoser.
Bao en profite pour faire un point qui – avec un peu d’espoir – sera salvateur :
— “Hans – je peux vous appeler Hans ? – je vous en prie, ne vous mettez pas dans un tel état ! Les cinquante cents de la note que vous me réglerez ne justifient pas une telle ire ! Allons ! j’ai lavé ce costume avec un amour débordant, comme tout ce que j’entreprends, et je vous assure que toutes les taches sont parties ! Mais ceci, que l’on pourrait, pourquoi pas, appeler « tache », mais qui n’en est pas une, je vous l’assure ! ceci est une trace de brûlure. Vous avez brûlé ce costume ! Je vous assure que cette tache – pardon ! – cette trace, n’est pas une tache ! – c’est difficile à prononcer pour moi, vous comprenez ; je suis Jaune – bref : ce-ci-n’est-pas-la-vable !”
L’homme, qui a écouté attentivement le blanchisseur (pendant qu’il cherchait à reprendre son souffle) poursuit en choisissant une tactique moins dangereuse pour son cœur fragile ; le ton se fait plus charmeur :
— “Mon petit monsieur, tu vois cette pétoire à ma ceinture ? Je vais percer six trous dans ta face d’agrume si tu ne me rembourses pas mon costume ! Car cette brûlure, c’est forcément toi qui l’as faite !”
Bao, droit comme un i, le regarde, tout sourire, muet.
Puis :
— “Non.”
— “Comment ça « non » ?”
— “Rappelez-vous, Hans : nous avions fait, lors du dépôt de votre costume, le point sur les taches ! Je note alors dans mon petit calepin des remarques pertinentes pour qu’il n’y ait pas de malentendus …comme celui-ci. Vérifiez par vous-même !” et Bao lui applique sous le nez un petit carnet tout noirci en soulignant les passages avec son doigt.
— “Face de rat, arrête de m’appeler par mon prénom ! Seuls les intimes en ont le droit, et toi tu n’en fais pas partie !!”
— “Un rat… n’est pas jaune !!? Un pamplemousse ? oui… encore qu’il y en a des roses ; un agrume ? hum… certains…oui, je peux donc le valider ; mais un rat !! à moins d’avoir la jaunisse… et encore ce n’est pas sûr…”
Bao le regarde du haut de sa petite taille, un sourire indescriptible s’égarant maintenant du coin de sa bouche (toujours à gauche, d’ailleurs…!). Il est fièrement campé sur ses jambes, les mains calmement posées à plat sur le comptoir de sa blanchisserie. Ses yeux, fendus, dissimulent un regard inaccessible. Mais Kerry, elle, le déchiffre. Le connaît bien.
L’homme, s’étranglant de rage, ébauche alors fiévreusement un geste vers son revolver mais Bao l’a devancé avec son katana, et Kerry… a aussi dégainé son katana …encore avant Bao !
Hans Werner se retrouve avec un sabre japonais effleurant sa jugulaire gauche et un autre sabre japonais – tout-à-fait identique – frôlant sa jugulaire droite (il va sans dire que les carotides ne sont pas rassurées non plus).
— “Mei !! ma chérie ! que viens-tu faire par ici ?”
— “Je passais par là… j’ai vu de la lumière !”
— “Dès que j’aurai déposé mon sabre, je t’embrasse !!”
— “Moi aussi, mon bon Bao, moi aussi ! Qu’est devenu ton père ?”
L’homme, qui transpire à grosses gouttes, est contraint d’écouter la conversation des deux amis – après tout, ils ont bien enduré ses propres réclamations ! – avec juste le petit inconvénient qu’il ne doit absolument pas broncher d’un poil, sous peine de s’ouvrir comme le goret suspendu par le boucher pour le boudin.
— “Il va très bien ! Il ne tient plus le magasin que pour me remplacer pendant mes rares absences et il file sa vie, tranquille, en allant à la pêche ou à la chasse. Qu’il adore comme tu le sais !”
— “Bien sûr ! Comme on a pu s’amuser tous les trois !”
— “Mais viens, ne reste pas là ! Entre prendre un verre !
…Ah c’est vrai, il faut que je libère monsieur…”
Bao se tourne vers Hans Werner :
— “Monsieur ? Où en étions-nous ?… Ah oui ! une tache… Il y a donc une tache qui n’est pas partie ?”
— “Non ! Non-non ! Non-non-non ! Il n’y a pas de tache ! c’est du brûlé ! c’est du brûlé !”
— “Oui, mais… le problème c’est que c’est moi !! qui ai brûlé votre costume !”
— “Non ! Je me souviens maintenant ! c’est moi !! j’ai brûlé mon costume !”
— “Quelle idée ? Pourquoi brûler un costume à cinquante dollars ? enfin ?!”
— “On… on m’a poussé dans… dans un feu !”
— “Pas trop douloureuses, les fesses ?”
— “Oh non, j’ai adoré ! adoré !!”
— “Bon. On en reste là, alors ?”
— “Oui ! Oui-oui ! Oui-oui-oui !”
— “C’est bon ! vous n’allez pas nous la refaire à l’envers !”
— “Non ! Non-non !…”
Bao le regarde avec son demi-sourire de crocodile.
— “Mais… vous ne comptez pas venir subrepticement vous venger, n’est-ce pas ?…”
L’homme, toujours encadré par ses deux sabres japonais, se concentrant de toutes ses forces pour ne pas bouger d’un cheveu et incommodé de ne pouvoir essuyer les grosses gouttes de transpiration qui perlent sur son visage écarlate, la tête levée comme au garde-à-vous, fixe Bao de ses deux yeux écarquillés. Puis, la voix étranglée et gémissante :
— “Non. Je vous le promets !”
— “Ça suffit, ça, une promesse, Mei ?”
— “J’aurais préféré mieux que ça.” répond Kerry avec un sourire copie conforme à celui de Bao.
Voyant que l’homme commence à vaciller, les deux sabres s’écartent légèrement.
Hans caresse alors douloureusement le tour de son cou.
— “Alors ?? hum ?… …pas de vengeance en vue ?”
L’homme, tout au tâtonnement de sa gorge, maintenant blanc comme les linges (propres) de Bao, ne répond toujours pas.
— “Vous préférez avoir la tête… coupée ou égorgée ?”
— “…Je …je vous le jure !! Sur la tête de mes canassons… je vous le jure !! Vous n’avez absolument rien à craindre ! comme je vous l’ai dit tout à l’heure lors du dépôt de mon costume, je ne suis que de passage et je pars de ce pas !! Je vous le jure sur la tête de maman…”
Hans, tout gémissant, a fini par murmurer, épuisé par l’émotion.
Un silence apaisant commence à s’installer.
Les deux sabres s’écartent complètement et l’homme, sans demander son reste – mais après avoir payé sa note – file, la tête basse.